prononcés à Alençon le vendredi 5 janvier à 11 h 00 par Mme Annie Pollet au nom de Jean-François Gavoury
2018, année en 8
Une année débute, qui en rappelle d’autres : 1958 et 1968 en particulier !
1968, avec son mois de mai marqué, notamment en France, par sa révolte étudiante, ses mouvements sociaux et le vacillement des institutions jusqu’à la rencontre de Baden Baden au cours de laquelle le général de Gaulle reçoit du général Massu, commandant en chef des Forces françaises en Allemagne, l’assurance du soutien des armées face aux émeutes et barricades : des barricades qui en rappellent d’autres, meurtrières celles-ci, dressées par une partie des Français d’Algérie entendant manifester ainsi leur mécontentement après la mutation en métropole, le 19 janvier 1960, du général Massu, relevé de ses fonctions de commandant du corps d’armée d’Alger sur décision du président Charles de Gaulle.
1958, avec son mois de mai marqué, le 13, par le putsch d’Alger au cours duquel les partisans de l’Algérie française prennent d’assaut le siège du Gouvernement général et créent un Comité de salut public civil et militaire, avec à sa tête le général Jacques Massu, bénéficiant du soutien tacite du général Salan, chef des Forces françaises en Algérie. Ce coup d’État sera le point de départ d’une crise qui précipitera la fin de la IVe République et entrainera un processus qui aboutira, quelques mois plus tard, à l’instauration de la Ve.
Crise et déconstruction des institutions en 1958, crise et déconstruction des valeurs anciennes en 1968 : un même contexte insurrectionnel pour l’affirmation de deux utopies, celle d’une Algérie à jamais française et celle d’une société idéale.
La Ve République survivra tant aux « événements » d’Algérie qu’aux « événements » de mai 1968 : sans doute sa robustesse face aux épreuves les plus violentes lui vaudra-t-elle de voir son soixantième anniversaire officiellement célébré en octobre prochain.
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Entre 1958 et 1968, un certain 3 janvier de l’année 1962, huitième année d’un conflit franco-algérien ayant viré à l’affrontement franco-français.
Au lendemain de cette date, le 4 janvier, à 19 h 15, qu’apprend-on sur l’antenne de Paris Inter dans le journal radiophonique Inter Actualités [1] ?
Jean Lefèvre :
« Hier, un fonctionnaire de l’enregistrement a été attaqué à Alençon. Maintenant on peut établir qu’il s’agit d’un attentat activiste. »
Francis Mercury ajoute :
« En tout cas, l’enquête est menée avec beaucoup de célérité par la police.
Voici ce que nous donne comme renseignements, à Alençon, notre correspondant :
Et le correspondant alençonnais de la radio nationale de préciser :
« Et d’abord, qui était cet homme dont les Alençonnais n’ont connu le nom qu’en lisant ce matin leur journal.
En effet, il est difficile de parler d’émotion à propos d’une personnalité discrète dont la vie publique était quasi inexistante.
Tout ce que l’on savait de lui, c’était qu’il partait régulièrement, pour de longs week-ends, dans la capitale où il aurait entretenu des relations avec les milieux nord-africains, relations qui lui avaient valu sa mutation d’office après une condamnation pour activité antinationale.
Pourtant, cet ancien membre du Parti communiste algérien ne s’était signalé d’aucune manière à Alençon, où ses collègues le considéraient comme un bon fonctionnaire, impeccable et consciencieux.
Les faits, on les connaît dans leur simplicité tragique et leur rapidité.
12h35 : M. Locussol, qui déjeune avec sa sœur, sort de son domicile pour répondre à un coup de sonnette. Deux coups de feu claquent. L’inspecteur de l’enregistrement tombe, ensanglanté.
14h06, une heure et demie plus tard : deux hommes, vêtus avec une certaine élégance, descendent de l’omnibus en gare du Mans.
Le commissaire de police d’Alençon, qui a recueilli dans l’intervalle un témoignage capital, téléphone à son collègue. On appréhende Robert Artaud, 23 ans, fils d’un publiciste parisien demeurant avenue Franklin Roosevelt : dans sa poche, un 22 long rifle de fabrication espagnole. Puis c’est la seconde arrestation, celle de Paul Stefani, 24 ans soudeur à Hassi-Messaoud, venu d’Alger par le « Ville de Marseille », Marseille où il avait débarqué le 23 décembre.
Artaud feint tout de suite l’ignorance, mais Stefani se trahit.
En mission spéciale, les deux jeunes gens ont, semble-t-il, descendu M. Locussol.
On devait apprendre dans la soirée, en effet, que Paul Stefani avait reçu d’un certain Willy[2] – un officier de l’entourage immédiat de Salan – l’ordre de se rendre à Alençon et 200.000 anciens francs afin d’abattre M. Locussol qui faisait partie, ajoute-t-on, d’une section anti-OAS. « Vous pouvez maintenant faire de nous ce que vous voudrez : nous avons exécuté un ordre ». Au Mans, le transfert de Stefani et de son camarade, un comparse apparemment, est imminent. Mais la police multiplie les investigations : on pense que les listes trouvées dans la poche d’un des agresseurs mèneront sur des pistes nouvelles. »
Jean Lefèvre réagit en ces termes :
« Vous voyez donc que cette affaire risque d’avoir de profonds retentissements, non seulement à Alençon, où l’affaire s’est produite, mais également en province et à Paris. »
Daniel Pouget confirme :
À Paris et dans toute la France, c’est évident
Il n’est pas exclu que cette affaire trouve d’importants prolongements à Paris et en province.
Ainsi, on apprenait cet après-midi qu’un officier, le capitaine de Régis, avait été interpellé et se trouvait actuellement en garde à vue, interrogé au siège de la brigade criminelle.
Il n’est pas exclu non plus que l’arrestation de ce capitaine soit en rapport avec l’affaire d’Alençon qui aurait aussi des prolongements dans le Sud-Ouest.
Artaud, pour sa part, nie avoir eu connaissance des raisons qui poussaient Paul Stefani à pénétrer chez M. Locussol.
Nous apprenons ce soir que Roger Artaud, exerçant la profession de publiciste et demeurant à Paris, 14 avenue Franklin Roosevelt, a été appréhendé ce soir par les policiers de la brigade criminelle. Amené au siège de la police judiciaire, quai des Orfèvres, M. Roger Artaud ainsi que le capitaine de Régis subissent actuellement un interrogatoire préliminaire. En effet, ils seront transférés demain matin place Beauvau pour y être entendus par les policiers de la sûreté nationale qui sont chargés de l’enquête.
Jean Lefèvre conclut :
« Une affaire par conséquent qu’il convient de suivre de très près et qui aura probablement des retentissements dans les heures qui viennent. »
***
Dans les heures, certes, mais également dans les décennies, puisque cinquante-six ans après, les porteurs de la mémoire d’Alfred Locussol sont réunis ici et s’expriment.
Ils s’expriment parce que faire acte de mémoire, c’est faire acte de parole.
Ils parlent parce que l’actualité d’hier, celle des faits, contribue à cette vérité de l’histoire dont des discours révisionnistes ultérieurs, encouragés par les lois d’amnistie et de réhabilitation, ont pour objet de falsifier voire nier la réalité.
Ils se rassemblent ici pour rappeler qu’Alençon a été le théâtre d’une exécution politique il y a cinquante-six ans.
Et ici, ils affirment que s’en prendre à la stèle honorant le souvenir d’Alfred Locussol ne permettra pas à ses assassins de se libérer de leur passé criminel.
Ils font acte de mémoire non pas tant pour obtenir repentance ou réparation de l’ancien État colonial que pour contrarier les tendances à l’amnésie collective et éviter la répétition de l’Histoire.
Telle me paraît être la double vocation de la mémoire en action.
Parce que j’en suis membre et surtout parce que leurs présidents respectifs m’y ont autorisé, j’associe « Les Amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs Compagnons » ainsi que le Comité Vérité et Justice pour Charonne à l’hommage rendu aujourd’hui à Alfred Locussol, et, à travers lui, à celles et ceux que l’activisme terroriste de l’OAS a tués ou blessés, mutilés et traumatisés à vie, en Algérie comme en France.
Heureuse année à celles et ceux qui soutiennent le combat des associations de victimes l’OAS. Et puisse 2018, dans le prolongement de 1958 et 1968, donner corps à une nouvelle utopie : celle d’un cessez-le-feu des mémoires !
Jean-François Gavoury
[1] [Source : http://www.ina.fr/audio/PHZ04015131 (de 4’13 à 8’25)]
[2] qui s’avèrera être Jacques Achard.
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